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La place Carnot, un purgatoire au cœur d’une ville

La place Carnot est un purgatoire au cœur de la ville de Sidi Bel Abbes. Coincée entre une prison, un bar, trois cafés et trois banques, cernée par l’oisiveté (1)  le vice (2), la luxure (3) et l’avarice (4), c’est une scène à ciel ouvert où se jouent des partitions écrites par la main du destin, inlassable dramaturge, ou s’entremêlent le comique et le dramatique. Paysage unique où sont mis face à face un temple de l’irréel ou  des comédiens jouent à simuler les joies et les peines de la vie quotidienne  et un temple aux réalités dramatiques ou des hommes ont choisi pour métier de condamner des hommes. Un tribunal face à un théâtre ! Des hommes masqués qui se moquent de l’injustice des hommes en soutanes.  
 
Cinq milles mètres carré bordés de quelques palmiers stériles, quelques platanes sans ombres, témoins oculaires de différentes cultures, de dizaines d’années de joie et de malheur, des musiques jouées, des valses dansées, des marseillaises, des kassamane, des alayha nahya, des têtes qui chantent, des discours de guerre, des têtes qui s’enflamment, des bombes qui éclatent, des têtes qui tombent, d’histoire que peu de personnes cherchent à se rappeler.
 
Un kiosque plus que centenaire, amnésique, oubliant, à la longue, les notes de musique militaire pour lesquelles il était conçu, devenu terrain de jeux pour des morveux qui pissent sur l’œuvre Champigneul et sur les fantômes des colonisateurs qui en jouissaient seuls et qui interdisaient la belle place à leurs ancêtres.  Cœur trop petit pour  contenir tous les malheurs de la cinquième ville du pays. Espace exigu où s’assoient, rodent et courent  des gens qui n’ont rien à faire, ou tout à gagner, ou tout à perdre ; des retraités oisifs, des courtiers et auxiliaires de justices hâtifs, des inculpés et leurs ayant-cause qui jouent à la roulette russe ; ou la belle liberté ou la lourde peine. Y circulent toutes les rumeurs, les vraies et les erronées. S’y font les affaires, les honnêtes et les escroqueries. S’y exposent les richesses  et s’y exhibent les biceps.
 
Et quand le jour s’en va, que la ville se vide, que le tribunal cesse de condamner,  que les banquiers arrêtent les comptes,  que le bar cesse de servir et que finalement vient la nuit, la place Carnot se libère. Enfin Insouciante et neutre. Débarrassée, le temps d’une nuit, des pas et des poids lourds qui la chargent le jour. Seuls quelques ivrognes ou quelques fous perturbent son sommeil. Elle en rit et elle en pleure, puis elle s’endort, trop lasse, sous les yeux qui ne se ferment pas des gardiens de paix du tribunal, des vigiles des banques et des videurs du bar.  
 
Tous les petits matins la place Carnot se réveille en douceur par le roucoulement de la multitude de pigeons qui ont en fait une résidence principale et qui la disputent aux hommes. Seule fausse note le vingt quatre de chaque mois, le jour rendez-vous matinale des vieillards, retraités en file de misère. Spectacle honteux devant le centre postal de la place Carnot, sise à Sidi Bel Abbes, elle-même sise en Algérie, ce beau pays que l’on survole avec émerveillement, qui ne sait quoi faire de sa fortune  et qui tourne le dos à ses vieux incapables de bruler des pneus, trop faibles pour se révolter et qui ne peuvent que maudire, à chaque virement, l’autre catégorie de retraités bourgeois qui ne connaissent pas le centre postal de  la place Carnot, au nom du « premier novembre » trahi, qui décidaient pour eux, qui bénéficiaient du statut royale de cadre supérieur de la nation, riches retraités souvent obnubilés par le nord. Le vingt quatrième est triste pour les pigeons de la place Carnot qui ne roucoulent pas ce jour. Comment chanteraient-ils alors que leurs voisins du moment gémissent ?
 
Tous les jours, un vieux retraités, béret bas sur tête haute, fière sous ses loques, vient rendre la politesse aux pigeons ; de sous son manteau il sort un sachet et sème sur la place Carnot le surplus de pain écrasé que certainement des plus nantis que lui n’ont plus daigné manger. Entourés par les ailés, il accomplit son geste auguste et il s’en va sans parler aux hommes. Quelques pigeons lui courent derrière comme pour le remercier, au nom de tous les autres, pour sa belle charité de pauvre.
 
La place Carnot a ses habitués. Des vieux matinaux, chassés dehors par la terrible solitude de l’âge qui avance, la promiscuité de l’habitation et, parfois, le désamour de la femme et de l’enfant. Certains se permettent une chaise et un café, d’autre, pour qui s’est cher, choisissent de soumettre leur fesses à la rudesse des bancs en fente auxquels ils restent collés des heurs durant. Dieu sait à quoi ils pensent. Mais à quoi peut bien penser quelqu’un qui n’a d’autre à faire que de rester coller à un banc en fente si ce n’est à son malheur ?
 
A huit heures du matin la place Carnot reprend son air officiel ; les banques, le tribunal, et la prison s’ouvrent au public. A chacun son lot du jour, à chacun son destin : la banque, le tribunal et la prison. Au mal chanceux qui veut noyer son chagrin le bar est toujours ouvert.
 
A neuf heures, l’audience du tribunal est ouverte, au nom du peuple, pour le jugement du peuple malheureux de la place Carnot,  envahie par des mères, des épouses et des sœurs qui attendent  la fin du carrousel des délinquants. Elles sont souvent habillées en noir. Est-ce pour conjurer le sort tant redouté qui attend les leurs, est-ce un simple effet de mode orientale ou est-ce une imitation-défiance pour ceux qui vont juger, comme pour leur dire : pitié, vous n’êtes pas différents, le noir sied à tous les malheurs?
 
Que le temps est long et triste pour qui attend une sentence. Pendant que les inculpés défilent à la barre, les parents qui n’ont pas eu accès à la salle d’audience poirotent sous le soleil de la place Carnot. Le regard figé et fixé à l’entrée du tribunal, le cœur suspendu à la voix qui tarde à dire le droit, à abréger la souffrance des mères des enfants et des épouses.
 
Au début de l’après midi sonne le glas. Commence alors un déferlement de cris, de pleurs, d’injures, de gros mots, de blasphèmes, de syncopes, vraies ou simulées, de menaces, de rixes entre parents des inculpés et les victimes. Cela dure jusqu’à ce que la température tombe et que tombe le rideau.
 
C’est quoi ces scènes sauvages, me disait un jour un ami qui à passé le plus gros de sa vie à la place Carnot. Ne valait-il pas mieux cacher la misère, transférer les sections pénales et les spectacles qu’elles provoquent à la périphérie de la ville pour cacher ces mauvais spectacles et ne garder au centre que les sections civiles. J’ai répondu que dans ces scènes dramatiques moi je ne vois que la condamnation d’une justice qui n’apaise pas, qui ne satisfait pas, trop molle ou trop sévère, imprévisible et versatile. La justice est toujours elle-même soumise au jugement du peuple. Et si tout jugement, pour être valide, doit être public, le lieu public, par excellence, pour juger la justice est la place Carnot.
 
A seize heure le tribunal, la prison, la poste et les banques ferment, mais pas les trois cafés ni le bar. Moins de voitures parquées, des bancs en fente libres, les chérubins, qui échappent à la loi aux soucis et la misère des grands, envahissent le kiosque à musique. Plus de pigeons à la place Carnot. Tombe la nuit, quelques ivrognes et quelques fous.  
    
1 : les cafés 2 : la maison d’arrêt 3 : le bar4 : les banques
Par:Z.KADER

 

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