57 ans après son arrestation et sa disparition, c’est l’un de ses anciens élèves, Mohamed Rebah, qui raconte le destin tragique de Maurice Audin, alors que la vérité sur son assassinat n’est toujours pas « avouée » officiellement.
C’est un immense honneur pour moi d’évoquer, aujourd’hui, le souvenir de Maurice Audin dont j’eus le privilège d’être l’élève. Il m’a accompagné jusqu’à l’examen du baccalauréat avec beaucoup de générosité et de patience. Il m’a consacré ses samedis après-midi, alors qu’il préparait sa thèse de doctorat d’Etat en mathématiques. Lorsque je me rendais chez lui, au 22 rue de Nîmes, au centre d’Alger, je ne savais pas que j’allais à la rencontre d’un savant, tellement il était modeste, affable.
J’ai connu Maurice Audin par l’intermédiaire de mon frère aîné, Nour Eddine, qui était étudiant à l’université d’Alger et qui est tombé au champ d’honneur le 13 septembre 1957, à Bouhandès, au maquis de Chréa, dans le djebel Béni Salah.
Je conserve dans ma mémoire le visage souriant de Maurice Audin, du professeur de mathématiques doté d’une capacité d’écoute extraordinaire.
Remontons dans le temps.
1957 : La lutte armée pour l’Indépendance entre dans sa troisième année. Nous sommes loin des premiers coups de fusils de chasse. En cette année 1957, l’initiative appartient aux katibas et aux commandos de l’ALN. Ce sont eux qui choisissent le moment et le terrain.
Alger, 1957. Le général Massu reçoit, au mois de janvier, les pleins pouvoirs des mains du chef du gouvernement français, Guy Mollet. Il devient ainsi le chef suprême de la zone d’Alger. Il s’entoure d’officiers revenus comme lui de la guerre du Viet Nam après la défaite de Dien Bien Phu de mai 1954, Avec ses milliers de parachutistes, il sème la terreur dans la population. Massu ouvre des centres de torture partout : La villa Susini, l’école Sarrouy, le restaurant Bellan aux Deux Moulins, l’immeuble d’El Biar, le stade de Saint Eugène. La liste est longue. A Paul Cazelles, l’armée ouvre un vaste camp de concentration où les détenus ne sont même pas recensés.
C’est la bataille d’Alger. Dans la nuit du 11 juin, les paras enlèvent Maurice Audin à son domicile, à la cité des HBM, rue Flaubert, au Champ de Manœuvres. Son épouse raconte ce qui est arrivé : « Il est 23 heures. Nos enfants – le plus jeune, Pierre, a un mois – sont à peine couchés lorsque les « paras » viennent frapper à la porte. J’ai la naïveté de leur ouvrir, sachant très bien, en réalité, ce qu’une visite aussi tardive peut signifier…Ces hommes venus prendre mon mari me diront en partant : « S’il est raisonnable, il sera là dans une heure »…Il n’a pas dû l’être, raisonnable, car je ne l’ai jamais revu ».
Le docteur Georges Hadjadj raconte de son côté sa rencontre avec Maurice Audin, dans la salle de torture d’El Biar : « C’est au cours de la nuit du 11 au 12 juin, dit il. J’étais à ce moment-là au deuxième étage, à l’infirmerie, où j’avais été amené dans l’après-midi à la suite d’une crise titanifère que l’électricité avait provoquée.
Le capitaine Faulques est venu me chercher pour me faire répéter, devant Audin, dans l’appartement en face, ce que je lui avais dit, c’est-à-dire que j’avais soigné chez lui M. Caballéro. Il y avait par terre une porte sur laquelle étaient fixées des lanières. Sur cette porte, Audin était attaché, nu à part un slip. Etaient fixées, d’une part à son oreille et d’autre part à sa main, des petites pinces reliées à la magnéto par des fils. Il y avait dans la pièce outre le capitaine Faulques, le capitaine Devis, le lieutenant Irulin, le lieutenant André Charbonnier et un chasseur parachutiste. J’ai ensuite regagné la chambre de l’infirmerie, d’où j’ai pu entendre les cris plus ou moins étouffés d’Audin.
Une semaine après on nous transféra, Audin et moi, dans une petite villa située à un kilomètre du lieu où nous étions détenus. Elle se trouvait en face du PC du régiment de parachutistes et il y avait un panneau accroché à l’entrée indiquant : « PC 2° bureau ».
On nous mena là soi-disant pour être interrogés. En fait, comme je le sus plus tard, ce déplacement étaient dû à une visite dans les locaux d’El Biar. A cette occasion, j’ai pu revoir Audin. Nous étions enfermés dans une pièce avec d’autres détenus musulmans.
Audin a pu alors me raconter les sévices qu’il avait subis. Il en portait encore les traces : des petites escarres noires aux lieux de fixation des électrodes. Il avait subi l’électricité. On lui avait fixé les pinces successivement à l’oreille, au petit doigt de la main, aux pieds, sur le bas-ventre, sur les parties les plus sensibles de son corps meurtri.
Il avait également subit le supplice de l’eau. A cette occasion, il avait perdu son tricot parce qu’on s’en était servi pour recouvrir son visage avant de glisser entre ses dents un morceau de bois et un tuyau. Et puis bien sûr, il y avait un parachutiste qui lui sautait sur l’abdomen pour lui faire restituer l’eau ingurgitée… ».
Le 21 juin, Audin disparaît. « Il devait être 22 heures ce soir là, se souvient Henri Alleg, qui était dans la salle de torture, lorsque Charbonnier est venu me demander de me préparer pour un transfert…Je l’ai entendu dire dans un couloir : « Préparez aussi Audin et Hadjadj… » J’ai attendu. Personne n’est venu me chercher. Dans la cour, une voiture a démarré, s’est éloignée. Un moment après, une rafale de mitraillette. J’ai pensé : « Audin », se souvient Henri Alleg qui est dans la salle de torture depuis son arrestation, le 12 juin.
Qu’est il advenu de Maurice Audin ?
SIMULACRE D’EVASION
Le rapport du lieutenant-colonel Mayer, commandant du 1° RCP, mentionne : « Le dénommé Audin Maurice, détenu au centre de triage d’El Biar, devait subir un interrogatoire par la PJ le 22 juin 1957 au matin.
Le 21 juin, il fut décidé de l’isoler et de l’emmener dans un local de la villa occupée par le noyau Auto du régiment OP, 5, rue Faidherbe, où devait avoir lieu l’interrogatoire le lendemain.
Vers 21 heures, le sergent Mire, adjoint de l’officier de renseignement du régiment, partit chercher le détenu en jeep. Le prisonnier, considéré comme non dangereux, fut placé sur le siège arrière du véhicule, le sergent Mire prenant place à l’avant à côté du chauffeur.
La jeep venait de quitter l’avenue Georges-Clémenceau et était engagée dans un virage accentué. Le chauffeur ayant ralenti, le détenu sauta du véhicule et se jeta dans un repli du terrain où est installé un chantier, à gauche de la route.
(…) La 2° Compagnie cantonnée à El Biar fut rapidement avertie, et envoya des patrouilles en direction de Frai Vallon. Il ne fut pas possible de recueillir le moindre renseignement…
JOSETTE AUDIN ACCUSE
Josette Audin refuse de croire à cette version. Evadé, son mari eût fait l’impossible pour rassurer les siens, dit- elle. Aussi, le 4 juillet, elle porte plainte pour homicide contre X et se constitue partie civile.
« Mon mari a été étranglé le 21 juin 1957 au centre de tri de la Bouzaréah, à El Biar, au cours d’un interrogatoire mené par son assassin, le lieutenant Charbonnier, officier de renseignements du 1° RCP…
Le crime fut commis au su d’officiers supérieurs qui se trouvaient, soit dans la chambre des tortures, soit dans la pièce attenante. Il s’agit du colonel Trinquier, alors adjoint du colonel Godard, du colonel Roux, chef du sous-secteur de la Bouzaréah, du capitaine Devis, officier de renseignements attaché au sous-secteur de la Bouzaréah, et qui avait procédé par ailleurs à l’arrestation de mon mari, du commandant Aussaresses, du commandant de la Bourdonnaie.
Le général Massu a été, peu après, informé personnellement de cet assassinat, baptisé accident, par les officiers qui se sont rendus à son bureau de l’état-major. C’est dans le bureau du général que fut réglée la mise en scène de la prétendue évasion de Maurice Audin.
Maurice Audin a été immédiatement inhumé à Fort – L’Empereur en présence du colonel Roux et du lieutenant Charbonnier qui l’assistait. »
Josette Audin n’a cessé de chercher à connaître la vérité. Où se trouve le corps du supplicié ? Le général Massu a refusé de dévoiler le secret. Quelque mois avant la mort du général en 2002, le commandant Aussaresses (le commandant « O ») lui avait demandé : « Vous ne pensez pas, général, qu’après plus de cinquante ans, il faudrait parler pour Madame Audin. » Le général le rabroua : « Je ne veux plus rien entendre : compris Aussaresses ? », lui lança-t-il au téléphone.
Le 19 juin 2007, dans une lettre ouverte, Josette Audin écrit au président de la République française pour lui demander « simplement de reconnaître les faits, d’obtenir que ceux qui détiennent le secret, dont certains sont toujours vivants, disent enfin la vérité, de faire en sorte que s’ouvrent sans restriction les archives concernant cet évènement… ».
Elle n’a pas reçu de réponse.
Mais, par une lettre datée du 30 décembre 2008, le président de la République française informe la fille aînée de Maurice Audin, Michèle, mathématicienne, de sa décision de lui décerner le grade de chevalier de la Légion d’honneur (pour sa contribution à la recherche fondamentale en mathématiques et la popularisation de cette discipline).
Michèle Audin l’a refusée. « Je ne souhaite pas recevoir cette décoration…parce que vous n’avez pas répondu à ma mère… », a – t- elle écrit au chef de l’Etat français, dans une lettre ouverte qui a fait le tour du monde.
Qui est cet homme qui a mis sa vie en danger pour le noble idéal de l’indépendance ?
Quels sont les fondements de l’engagement de Maurice Audin aux côtés des libérateurs ?
Qu’est ce qui a poussé dans l’action cet homme qui, par ses brillantes études, représentait l’élite ?
Aux questions des historiens, Josette Audin répond, avec beaucoup de sérénité :
« Ce sont ses convictions communistes que je partage autant que son goût pour les sciences. Nous étions tous deux conscients des risques que nous faisaient courir nos engagements politiques ».
En plus de ses activités de chercheur, il était omniprésent dans les luttes syndicales et politiques. C’est à travers ces luttes que se fortifia sa conscience nationale.
Le 20 janvier 1956, il était aux côtés de ses camarades étudiants musulmans de l’université d’Alger lors de la manifestation organisée par la section d’Alger de l’UGEMA, présidée par Mohamed Benyahia, suite à l’assassinat du docteur Benzerdjeb. Cette manifestation fut d’ailleurs le prélude à la grève générale, illimitée, du 19 Mai 1956.
Maurice Audin rêvait d’une Algérie libre, d’un monde plus humain, d’une vie meilleure pour ceux qui travaillent. Il a adhéré en 1951 au Parti communiste algérien « qu’il estimait le plus apte à réaliser ce rêve », explique le moudjahid et écrivain, Ahmed Akkache, qui fut l’un des principaux dirigeants de ce parti, dans les années 1950. Maurice Audin était avec ces hommes « qui ont conjugué l’espoir d’une révolution nationale et d’une révolution sociale », selon les termes repris dans l’un des articles de l’historien et directeur de recherche, René Gallissot.
Comme d’autres moudjahidine, comme Mustapha, Nour Eddine, Pierre, Abderrahmane, Raymonde, Omar, Abdelkader, Fernand, Henri, qui partageaient ses convictions, Maurice Audin, mathématicien promis à un brillant avenir, engagea sa vie dans une voie pleine de courage.
Maurice Audin est né le 14 février 1932, à Béja, en Tunisie où son père, en France, était gendarme. Sa mère est née en Algérie. Après être passé par plusieurs écoles primaires, il entre, en 1942, au lycée Gauthier (Omar Racim) à Alger où son père était revenu, en 1940, s’installer avec sa famille. Muni du baccalauréat Math-Elém, il entre, en 1949, à l’âge de 17 ans, à la faculté des sciences d’Alger. Il passe : licence, diplôme d’études supérieures. Il se distingue, et est ainsi appelé, à partir du 1° février 1953, comme assistant par le professeur Possel qui le prend en thèse sous sa direction et le met en contact avec son patron de Paris, le grand mathématicien Laurent Schwarts.
C’est le professeur Schwartz, médaille Filds-1950 (l’équivalent du prix Nobel de mathématiques) qui organisa le 2 décembre 1957 la soutenance de thèse in absentia à la Sorbonne à Paris (mention très honorable).
Le Comité Audin, composé d’éminents mathématiciens français, créa, en 1958, un Prix Maurice Audin de recherches en mathématiques.
A partir de l’année 2004, les Algériens concourent à ce Prix dont le jury est présidé par le professeur Pierre-Louis Lions, médaille Filds-1994.
Ce texte est la quasi-totalité d’une communication présentée par son auteur lors d’un hommage rendu à Maurice Audin au Forum d’El Moudjahid le 12 juin 2010, organisé par l’Association Machaal Echahid les journaux de l’époque édités à Alger, et le quotidien français Le Monde. La communication repose également sur des ouvrages d’historiens tels que Pierre Vidal – Nacquet, « L’Affaire Audin », et René Gallissot, « Le dictionnaire du Mouvement ouvrier ».
Mourad.T