C’était l’après-midi du jour fatal, lundi 10 Octobre 1966. Un lundi comme aujourd’hui, exactement cinquante après, jour pour jour. Ô ! Quelle coïncidence bizarre !
Alors que j’étais en plein cours, mon brave Directeur, M. SénouciBoumédiène, que Dieu ait son âme, entra soudain dans ma classe, paniqué, et me dit de but en blanc : « M. Khiat, faites descendre immédiatement les élèves. On annonce une grande inondation dans les minutes qui viennent. »
Je fus le dernier à être alerté, étant donné que ma salle de classe se trouvait au 1er étage ( 1 ), tout au fond, à droite. Quand nous sommes descendus, mes collègues et leurs élèves étaient déjà dans la cour. Les parents, particulièrement des mamans, cherchaient leurs enfants en courant dans tous les sens, les hélaient de toutes leurs forces, la peur dans les yeux et dans la voix.
Peu de temps après, toute la cour se vida ; les élèves des grandes classes, suppléant les parents absents, emmenaient qui, son petit frère, qui son jeune voisin. Aussi, le Directeur et mes collègues quittèrent-ils les lieux sans plus attendre, la conscience tranquille, et l’École tomba dans le silence complet.
N’ayant jamais connu d’inondation à ce jour, j’ai sous-estimé l’alerte donnée. Je pris tout mon temps à ranger les cahiers de classe et ‘ à préparer le tableau noir ’ ( 2 ) pour le lendemain. Je descendis, une demi-heure après environ, prêt enfin à rentrer chez-moi. Mais quelle fut ma surprise de voir une vingtaine d’élèves, âgés entre six et dix ans, blottis sous le préau, alors qu’une demi-heure avant, la cour complètement déserte ! Il n’y avait qu’une seule explication : ils ont préféré attendre leurs parents dehors, devant le grand portail de l’Établissement qui s’ouvre sur le Jardin Public et emprunté par les écoliers et les visiteurs, la porte citée plus haut étant réservée au corps enseignant. Le concierge Ammi Chérifi, que Dieu ait son âme, en voulant fermer l’école, eut la présence d’esprit de les y faire entrer.
Ainsi, la garde de ces petits enfants devint sous mon entière responsabilité, le ‘ Capitaine de bord ’, en l’occurrence le Chef d’Établissement, étant absent !
Le soir tirait à sa fin et il n’y avait plus d’électricité. Les plus petits pleurnichaient de peur et, sans doute aussi, de faim. Hélas ! Néanmoins, j’ai réussi à les calmer un peu. Au même moment, j’ai entendu d’autres pleurs venant cette fois-ci derrière le mur séparant notre école de celle des Filles ( 3 ). J’ai invité le concierge à m’ouvrir le portillon qui servait d’accès de part et d’autre. Une autre surprise m’attendait : Le même scénario s’était produit à l’École de Filles, les Enseignantes et à leur tête la Directrice Madame Pons, une Française, étaient parties. Seule une jeune Maîtresse de Français, Mademoiselle Ladhème, y était restée avec une quinzaine de fillettes, plus affolées que mes bambins.
L’Institutrice pousse a un profond soupir : Et comment ne serait-elle pas soulagée alors qu’elle vient de trouver quelqu’un qui partage ses angoisses ! On ne devient, en fait, solidaires que dans les moments difficiles, si ce n’est dans le malheur. Ainsi, sur ma demande, elle joint, reconnaissante, ses élèves aux miens, et tout entre dans l’ordre, car plusieurs enfants ont retrouvé leurs propres frères et sœurs, ou leurs voisins et voisines. Nous les comptons : Vingt-deux garçonnets et seize fillettes.
Cependant, il faut faire quelque chose pour tout ce petit monde-là. Alors que nous nous concertons sur le sort de nos trente-huit enfants, un bruit assourdissant se fait entendre dans la grande avenue : L’enceinte ( 4 ) du Jardin Public attenant à notre École en aval, céde devant les flots tourbillonnants qui ‘ cherchent ’ désespéramment la Mékerra, trois cents mètres plus bas, comme l’aurait fait pour son antre, une bête sauvage blessée à mort.
C’est une vraie rivière en furie entraînant troncs d’arbre, bassines, chaises, matelas, portes,ustensiles, paille, c’est-à-dire, tout ce qu’elle rencontre sur son passage forcé. Une eau écumeuse et rougeâtre, qui atteint près d’un mètre et demi, coupe donc le faubourg Thiers en deux ; la partie ouest surélevée est épargnée, l’autre partie dont le centre de la ville, ravagée.
Quelques instants après le fracas du mur, des cris de détresse, faibles d’abord, puis de plus en plus forts, nous parviennent de l’extérieur de l’école. Je cours à l’une des salles de classe du rez-de-chaussée, lesquelles donnent sur le Jardin public. J’hésite à ouvrir une fenêtre, de crainte que les eaux de l’inondation n’envahissent les lieux. Mais la présence d’un groupe d’hommes à cinq mètres de moi me rassure, bien que l’eau leur arrive jusqu’aux genoux.
Certains jeunes d’entre eux semblent vouloir apporter leurs secours à la personne qui hurle de plus belle. Je ne peux la voir distinctement ; cependant, mes oreilles compensent la vue. En effet, sur un gros arbre, en pleine ‘ rivière ’, une voix d’homme supplie : « Selkouni, khawti ! Selkounikhawti( 5 )!… »
Hélas ! Peine perdue ! Qui oserait faire dix pas de plus !
Alors, l’irréparable se produit, cette fois-ci, devant mes yeux, près de mes oreilles : Le pauvre sinistré lance un long adieu déchirant, à l’intention de tous ceux qui assistent à sa situation critique, compatissants, certes, mais désarmés et impuissants : « bqaoualakhiryakhawti( 6 ) ! »
Une masse tomba alors de l’arbre et disparut en un clin d’œil, et le silence se fit complètement, lugubre, j’allais dire, complice. Le groupe d’hommes se dispersa, tête baissée. J’eus assez de force pour refermer la fenêtre, tant mon corps tremblait.
Ainsi, je fus, ce jour-là, témoin oculaire de la première victime de cette inondation traitresse. Mais qui est donc cet homme que les eaux avaient surpris en plein jardin ? Ne serait-il pas le père d’un de nos élèves, venu chercher son fils ou sa fille ? Dieu ait son âme ! La nuit arriva sans crier gare et le froid commença à faire grelotter les enfants. Nous les fîmes entrer dans une classe, et à la lumière vacillante de deux bougies offertes par le concierge, ma collègue et moi, attendions des secours. Par qui ? Comment ? Et surtout quand ? Mais à la garde de Dieu, voyons !
Vers 9 heures du soir, deux hommes en uniforme se présentent devant la classe avec une lanterne allumée. Ammi Chérifi les accompagne. Ce sont deux officiers de l’armée – ou de la Gendarmerie. Ils nous invitent à les suivre. Nous sortons, ma collègue devant, moi derrière les élèves qui se tenaient docilement par la main, en rang, deux à deux ! Dehors, un énorme engin à chenilles nous attendait. Je n’en avais jamais vu pareil auparavant : C’était un véhicule particulier, une sorte d’halftrack, mi char, mi camion. L’obscurité était presque totale, l’éclairage public étant interrompu, par précaution. Seuls deux faisceaux lumineux parallèles provenant des phares de l’engin laissaient entrevoir plus loin le cours d’eau qui nous isolait du reste de la ville même. C’est ainsi que nous eûmes la conviction que les parents habitant au-delà du Garden n’ont pu rejoindre nos deux écoles, désarmés devant la barrière infranchissable.
Je fus convié par l’un de nos deux accompagnateurs à faire monter les enfants sur la benne à la lumière de quelques lanternes, au moyen d’une petite échelle appropriée. Avant de répondre à l’invitation, j’ai recompté leur nombre. Cette précaution supplémentaire plut à nos officiers ; je l’avais retenue lors du Stage de Moniteurs de Colonies de vacances, deux ans auparavant ( 7 ). Et puis, la responsabilité endossée subitement n’était pas chose aisée ; la prudence totale s’imposait. Il faut dire que ma collègue en était bien consciente, elle aussi. En effet, dès le début de la catastrophe, Mademoiselle Ladhème, âgée de vingt ans, se comportait comme une vraie ‘ maman ’avec ses seize fillettes, et moi, son ainé d’une année, je remplaçais le ‘ papa ‘ des vingt-deux chérubins… Ironie du sort, nous étions, tous deux, encore célibataires !
Le grand véhicule ne disposait ni de sièges ni de banquettes. Aussi devrions-nous y rester debout, ce qui ne posait pas de problème au fond, mais lorsque nous entrâmes au milieu du ‘ fleuve ’ déchainé, nous fûmes atrocement secoués. Des hurlements fusèrent de toutes parts. Heureusement, de hautes planches solides entouraient la benne, assurant notre protection.
Nous traversâmes très lentement le courant d’eau sur une largeur de cinquante mètres environ. J’ai remarqué que le niveau a baissé d’au moins un demi-mètre, ce qui est un peu rassurant, sans que le danger sur la ville, pour autant, soit complètement écarté, puisque le débit était toujours impressionnant.
Une demi-heure après, nous nous trouvâmes devant le Château de ‘ El-graba, alors que la distance parcourue était d’à peine un kilomètre ! C’est dire que la route, envahie par les eaux, était presque impraticable.
Le Château ( 8 ) servait à l’époque d’Asile pour vieillards. Nous fûmes introduits dans une très grande salle, chaude et bien éclairée. Je suis resté ébahi devant sa splendeur ! Certes, je longeais la belle construction au moins quatre fois par jour, pendant plus de deux ans, puisque notre maison se trouvait à une soixantaine de mètres plus loin. Jusqu’à cette heure-là, je n’ai jamais vu l’intérieur des ‘ châteaux ’ si ce n’est en photos, le plus souvent en noir et blanc, rarement en couleur, et voilà que mes pieds foulent pour la première fois un lieu digne des fées !
La fille du vieux gardien, femme de ménage dans l’établissement, nous apporta le diner : du pain et des portions de fromage. C’était peut-être peu, puisque nous avions besoin plutôt d’une bonne soupe fumante, mais nous avons tous mangé à notre faim. Gloire à Dieu ! Elle nous apporta également des couvertures qui ont servi aussi de matelas, en la circonstance. Ma collègue et moi, nous nous sommes attelés à faire coucher ‘ nos ’ enfants, en formant deux carrés, l’un pour les garçonnets, l’autre pour les fillettes. Alors, à l’aspect de tous ces innocents, de toutes ces innocentes, de tous ces petits anges endormis, repus et au chaud, et de surcroît en grande sécurité, nos yeux se sont embués de larmes… Mais, au fait, leurs papas, leur mamans, le savaient-ils, eux qui attendaient, sans aucun doute, le petit jour sur les braises ?
La femme de ménage s’est jointe à nous, car il n’était pas question que ma collègue et moi, nous fermions l’œil, cette nuit-là. Lorsque l’on prend une responsabilité, il faut la prendre en entier. Il fallait donc veiller au grain et c’est ce que nous avions fait jusqu’au matin. Nous commentions, longuement, la disparition du premier noyé du Jardin public. La question que j’avais lancée « Qui est donc ce pauvre homme ? », nous préoccupa, une grande partie de la veillée. Nous versions même quelques larmes, à sa mémoire !
Vers minuit, nous reçûmes une visite inattendue : Notre Inspecteur Monsieur Kohli ! Il n’avait pas à cette heure-ci son cartable qui avait fait trembler plus d’un. Il était accompagné d’une autre personnalité que je ne connaissais pas. Ce dernier, dans un Français châtié, nous adressa ses remerciements au nom de la Ville. Nous sûmes alors que c’est le Maire de Sidi Bel Abbès en personne, Monsieur Allal Mustapha, qui nous avait honorés de sa présence, cette nuit étrange.
Nos illustres visiteurs, que Dieu ait leur âme, semblaient émus à la vue des enfants sains et saufs, entre de bonnes mains, à la garde de deux jeunes enseignants…
La nuit fut longue, trop longue même, mais n’empêche ! Au petit matin, les parents affluaient vers le Château. Tous, pères, mères, enfants, pleuraient de joie. Le dernier garçonnet fut remis à ses parents vers 7h30. Alors, ma collègue et moi, nous nous sommes séparés, heureux d’avoir été utiles ce jour-là, cette nuit-là.
Gloire à Dieu !
Le lendemain, mon brave Directeur me remercia, à son tour, pour ma disponibilité. Il paraissait un peu confus. Je ne lui ai pas laissé le temps pour ‘ justifier ’ son départ précipité de l’École. Ce n’était pas de sa faute, d’ailleurs. Quelques minutes plus tard, je reçus la visite du Conseiller Pédagogique, le grand pédagogue, Monsieur Taleb Mohamed, Dieu ait son âme. Il est venu nous présenter, à Mademoiselle Ladhème et à moi-même, ses félicitations et celles de notre Inspecteur. Elles ont apporté, il faut le reconnaître, du baume à nos cœurs, car les éloges reçus de nos Chefs hiérarchiques ne différaient pas chez notre génération du moins, de la bénédiction des parents.
Autres temps, diriez-vous, autres mœurs ! Oui, c’est cela !…
1 ) Il s’agit de l’école de Garçons Claude Bernard
2) À cette époque, et faute de livres scolaires, les enseignants écrivaient au tableau, soit la veille à la sortie des élèves, soit le jour même, bien avant la rentrée, les exercices de calcul, les modèles d’écriture, les textes de vocabulaire et même les croquis de Sciences et de Géographie…La couleur du tableau ( en bois ) était noire, puis est devenue verte dans les années soixante-dix.
3 ) Jusqu’en 1976, les Établissements scolaires ( Primaire, Moyen et Secondaire ) n’étaient pas mixtes.
4) Lorsque la Mairie a rebâti le mur démoli, elle eut la bonne idée d’y ménager de grandes ouvertures grillagées pour l’évacuation des eaux lors des crues et des inondations, éventuellement. Elles ont été visibles jusqu’au début de l’année 2016, après le remplacement du mur par une clôture en fer.
5) « Selkouniwakhawti ! » : Secourez-moi, mes frères !
6 )« bqaoualakhiryakhawti ! » : Adieu, mes frères !
7 Ce ‘ Château ‘ existe toujours derrière la ‘ Coupole ‘, mais dans un état peu louable. Il est affecté actuellement à la Fondation Taybi Larbi.
La 1ère photo représente la ‘ fenêtre ‘ mentionnée dans le texte, la seconde le ‘ château ‘ où nous avions passé la nuit.
Par Ahmed Khiat